CHAPITRE VII

Quand j’ai rencontré le détective privé Michael Riley, le père de Ray, il m’a parlé de mon ancienne résidence. Il essayait de m’impressionner en me montrant qu’il était parfaitement au courant de mon train de vie.

« Avant de vous installer à Mayfair, vous avez habité à Los Angeles – à Beverly Hills, pour être exact – au 256 Grove Street, dans un manoir de deux mille mètres carrés, avec deux piscines, un court de tennis, un sauna, et un petit observatoire astronomique. Le tout est évalué à six millions cinq cent mille dollars, et à ce jour, vous en êtes la seule propriétaire, mademoiselle Perne. »

J’étais très impressionnée par tout ce que savait Riley, et c’est l’une des raisons principales pour lesquelles je l’ai tué. Après avoir quitté Zuma Beach, c’est à Beverly Hills que nous nous rendons. M. Riley avait oublié de mentionner le sous-sol du manoir, où je conserve un stock d’armes très sophistiquées : Uzis, lance-grenades, bazookas, fusils à lunette équipés de silencieux – des joujoux qu’on trouve sans aucun problème au marché noir, n’importe où au Moyen-Orient. Je charge la voiture en ayant l’impression d’être Rambo, qui a certainement été un vampire lors d’une précédente réincarnation. J’ai adoré la façon dont ce type brisait les vertèbres des gens. Les yeux écarquillés, Ray me regarde empiler les armes dans le coffre.

— Tu sais, me dit-il, je n’ai jamais tiré un seul coup de fusil.

Ce qui m’inquiète. Etre un vampire ne fait pas nécessairement de lui un tireur d’élite, bien qu’il puisse rapidement en devenir un avec deux ou trois leçons. Personnellement, je me suis entraînée sur toutes les armes que je possède, et je sais utiliser chacune d’elles au mieux de ses possibilités.

— Essaie simplement de ne pas te tirer dans le pied, lui dis-je.

— J’ai cru que tu allais me dire de ne pas te tirer dessus.

— Non plus, réponds-je, mal à l’aise.

La lettre de candidature d’Eddie Fender ne fait état que d’une seule adresse permanente, celle de sa mère. A mon avis, la piste est bonne. La maison de Mme Fender se trouve à six kilomètres du Coliseum, dans le quartier d’Inglewood, une banlieue de Los Angeles. A neuf heures et quart, je gare la voiture devant chez elle. Vitre baissée, ordonnant à Ray de ne pas dire un mot, j’écoute attentivement les bruits qui me parviennent de l’intérieur. A la télé, La roue de la fortune ; une femme âgée, dans un rocking-chair, lit un magazine. Elle tousse un peu, sans doute à cause de ses poumons malades. L’une des fenêtres de la façade est entrouverte. Les pièces sont humides et poussiéreuses, et l’air sent la maladie et les serpents humains. Un vampire est récemment passé dans la maison, mais il n’est plus là. Maintenant, je suis absolument certaine de l’identité du monstre que je pourchasse.

Je chuchote à l’oreille de Ray :

— Il était ici il y a moins de deux heures.

— Il est dans le coin ?

— Non, mais il est possible qu’il revienne très vite. Il est deux fois plus rapide que moi, au moins. Je vais parler à la femme, seule, et je veux que tu gares la voiture plus loin dans la rue. Si tu vois que quelqu’un approche de la maison, n’essaie pas de me prévenir, et va-t’en. S’il vient, je le sentirai, et je m’occuperai de lui. Tu as compris ?

Ray est amusé.

— Je suis dans l’armée ? Il faut que j’obéisse à tes ordres ?

Je lui prends la main.

— Sérieusement, Ray. Dans une situation comme celle-ci, tu ne peux pas m’aider, au contraire : tu ne peux que me faire du mal.

Je lâche sa main pour glisser dans la poche de ma veste un petit revolver.

— Il me suffit de lui coller une ou deux balles dans la tête, et il ne créera plus aucun vampire. Ensuite, nous partirons à la recherche des autres, et ce sera du gâteau.

— Tu aimes les gâteaux, Sita ?

Je suis obligée de sourire.

— Oui, bien sûr. Surtout avec une boule de glace à la vanille.

— Tu ne m’as jamais dit quelle était la date de ton anniversaire. Tu la connais ?

— Oui.

Je me penche vers lui et je l’embrasse.

— C’est le jour où je t’ai rencontré. Ce jour-là, je suis née une seconde fois.

Il me rend mon baiser, et comme je m’apprête à partir, il me retient par le bras.

— Tu sais, je ne te blâme pas.

Bien que je ne le croie pas tout à fait, je hoche la tête.

— Je sais.

Quelques instants après que j’ai frappé à la porte, une femme vient ouvrir, et reste derrière la moustiquaire. Elle a les cheveux blancs, et son visage est ravagé. Ses mains sont déformées par l’arthrite, et ses doigts crochus ressemblent aux griffes d’un rat particulièrement affamé. Ses yeux d’un gris terne donnent l’impression qu’elle a passé des siècles devant son poste de télé noir et blanc. Ils n’expriment rien, sauf, peut-être, un certain cynisme non dépourvu de mépris. Son peignoir est couvert de traces de graisse et de taches de sang, dont certaines paraissent récentes. Sur son cou, des marques rouges, récentes.

Le fils s’est nourri du sang de la mère.

Je me hâte de sourire à la vieille femme.

— Madame Fender ? Bonjour. Je me présente : Kathy Gibson, une amie de votre fils. Il est là ?

Ma beauté, mon aisance la perturbent visiblement, et je frémis en pensant aux femmes qu’Eddie ramène d’habitude chez sa mère.

— Non. Il est de garde au cimetière, et il rentrera tard. (Elle s’interrompt et me jauge d’un air réprobateur.) Vous pouvez répéter votre nom ?

— Kathy. (Je prends une voix douce et un ton aimable, étrangement persuasif.) Excusez-moi de passer chez vous aussi tard, j’espère que je ne vous dérange pas.

Elle hausse les épaules.

— J’étais en train de regarder la télé. Comment se fait-il qu’Eddie ne m’ait jamais parlé de vous ?

Je soutiens son regard.

— Nous nous sommes rencontrés il y a seulement quelques jours. C’est mon frère qui nous a présentés. (Et j’ajoute :) Il travaille avec Eddie.

— A la clinique ?

Elle essaie de tendre un piège. Fronçant les sourcils, je m’étonne :

— Eddie ne travaille pas dans une clinique.

La femme se détend un peu.

— A l’entrepôt ?

— Oui, à l’entrepôt.

Mon sourire se fait encore plus chaleureux, et mon regard, plus pénétrant. Cette femme est mentalement déséquilibrée, et elle cache de nombreuses perversions secrètes. Mes yeux insistants ne la décontenancent pas. Elle aime les jeunes femmes, je le pressens, et même les petites filles. Je me demande s’il y a un M. Fender…

— Je peux entrer ?

— Pardon ? me répond-elle.

— Il faut que je passe un coup de fil, je peux utiliser votre téléphone ? (Et j’ajoute :) Ne vous inquiétez pas, je ne mords pas.

J’ai fait vibrer la bonne corde. Apparemment, elle aime qu’on la morde. Le fils boit le sang de la mère avec son consentement. Même moi, qui suis pourtant dépourvue de toute moralité, je n’ai jamais entretenu de relations incestueuses. Evidemment, nous ne parlons pas ici d’inceste au sens littéral du terme. Elle ouvre la moustiquaire qui sert d’écran devant la porte d’entrée.

— Je vous en prie, entrez, dit-elle. A qui devez-vous téléphoner ?

— A mon frère.

— Oh.

Tous les sens en alerte, je pénètre dans la maison. Eddie a dormi chez lui récemment. Sa mère le laisse sans doute dormir toute la journée sans s’étonner de son aversion pour le soleil. Heureusement, ma propre résistance à la lumière du jour me donne un avantage certain sur cette créature. Même Yaksha, soumis aux rayons du soleil, et pourtant mille fois plus puissant que moi, n’était pas aussi à l’aise que moi. Mentalement, je prie pour qu’Eddie soit incapable de sortir pendant la journée sans porter de lunettes fortement teintées, comme Ray. Tous mes sens sont occupés à étudier l’intérieur de la maison, mais mon ouïe reste consciente de ce qui se passe au dehors. Pas question de me laisser surprendre comme l’autre fois. Mme Fender me conduit au téléphone installé près de son rocking-chair. En partie dissimulé par un torchon sale, j’aperçois le magazine qu’elle était en train de lire – un vieux numéro de Mad Magazine. Curieusement, il se trouve que moi aussi, j’aime bien cette revue humoristique !

Après avoir composé un numéro bidon, je commence à parler à un interlocuteur imaginaire. Je suis chez Eddie, il n’est pas là, et je serai un peu en retard, d’accord, salut. Je raccroche le combiné et je me tourne vers la vieille dame.

— Eddie vous a appelée, ce soir ?

— Non, réplique-t-elle. Pourquoi m’aurait-il téléphoné ? Il n’est parti que depuis deux heures.

Je fais un pas dans sa direction.

— Personne n’a appelé ?

— Non.

Elle ment. Elle a eu un coup de fil du FBI, probablement donné par Joël en personne. Mais ni Joël ni aucun autre visiteur n’est venu ici récemment. Je l’aurais senti, dans le cas contraire. Pourtant, ce calme ne va pas durer : les autorités vont forcément s’intéresser à cette maison, tôt ou tard, bien que cette certitude ne soit pas aussi déterminante qu’il y paraisse. Eddie n’est pas du genre à tomber facilement dans un piège, et de toute évidence, ce n’est pas ici qu’il retrouve ses congénères. La clé de tout ça, c’est l’entrepôt, dont il me faut l’adresse. Me rapprochant encore de la vieille femme, je la force à reculer jusqu’au paravent qui sépare le pauvre salon du désordre de la cuisine. Mes yeux la dominent entièrement, et elle ne voit plus qu’eux. L’heure n’est pas à la subtilité. Une sensation de peur l’envahit, à laquelle se mêle une certaine admiration. Même si elle est bizarre, elle n’a pas beaucoup de volonté. Trente centimètres seulement nous séparent.

Je commence à lui parler d’une voix très douce.

— Je vais aller rendre visite à Eddie, et il faut que vous m’indiquiez le meilleur itinéraire pour me rendre d’ici jusqu’à l’entrepôt.

— Suivez Hawthorne Boulevard jusqu’à Washington Street, récite-elle sur un ton monocorde. Ensuite, tournez à droite et allez jusqu’à Winston Street. (Clignant des yeux, elle se met à tousser.) C’est là.

Je presse alors mon visage contre le sien, de façon à lui faire respirer mon odeur, ce qui devrait la rendre plus réceptive à mes suggestions.

— Vous ne souviendrez pas de ma visite. Kathy Gibson n’existe pas, et vous n’avez jamais vu de jolie blonde dans ce salon. Personne n’est venu ici. Le FBI ne vous a jamais téléphoné, mais si leurs services vous rappelaient, dites-leur que vous n’avez pas de nouvelles de votre fils depuis très longtemps. (Je place la paume de ma main sur le front de la femme, et lui chuchote à l’oreille :) Vous avez compris ?

Hagarde, elle fixe un point devant elle.

— Oui.

— Bien.

Mes lèvres frôlent son cou, mais je me garde bien de mordre. Par contre, si Eddie continue à m’énerver, je jure que j’étranglerai sa mère devant lui.

— Au revoir, madame Fender.

Comme je m’apprête à sortir de la maison, je remarque un courant d’air froid provenant des pièces du fond, et sens aussi la vibration d’un moteur électrique et une légère odeur de produit réfrigérant. A côté de l’une des chambres, j’aperçois un gros congélateur, et j’ai soudain envie de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Mais j’ai implanté mes ordres dans l’esprit de la mère d’Eddie, et le fait de me revoir risquerait de détruire l’illusion fragile que j’ai créée en elle. Et puisque j’ai l’adresse de l’entrepôt, ma priorité, c’est de retrouver Eddie. S’il le faut, je reviendrai ici, plus tard, et je fouillerai le reste de la maison.